Si le métier d'expert-comptable a considérablement évolué ces dernières années pour intégrer une dimension de conseil stratégique, beaucoup de professionnels peinent à monétiser ces services additionnels, contrairement à d’autres professionnels du conseil comme les avocats ou les consultants en management.
Deux grandes catégories de freins peuvent expliquer cette difficulté : d'une part, des raisons structurelles, liées aux traditions du métier et à la perception des clients ; d'autre part, des raisons psychologiques, qui concernent les croyances, biais et dynamiques de la relation client. Ensemble, ces deux types de freins limitent la capacité des experts-comptables à valoriser et à facturer pleinement leurs compétences de conseil.
Historiquement, l'expert-comptable est perçu comme un professionnel de la conformité comptable et fiscale, garant des normes et des déclarations. Cette image, ancrée dans la culture collective, fait que les clients associent souvent le métier à des tâches administratives, sociales et fiscales "obligatoires" plutôt qu'à une prestation à haute valeur ajoutée. En conséquence, ils sont moins enclins à payer des honoraires pour des conseils stratégiques ou d’optimisation, perçus comme un "supplément gratuit".
Les experts-comptables entretiennent une relation de longue durée et de proximité avec leurs clients. Ce lien fort est basé sur la confiance, une valeur fondamentale pour le métier. Dans ce contexte, les conseils, notamment ceux fournis de manière informelle, sont fréquemment perçus comme une partie naturelle de cette relation, sans nécessiter de facturation spécifique. Paradoxalement, cette proximité devient alors un obstacle à la valorisation des conseils, le client n’en percevant pas le coût réel.
Contrairement aux consultants qui vendent des missions précises avec des livrables définis, les experts-comptables, pour qui le conseil n'est souvent qu'une partie accessoire de leurs missions, manquent parfois de structuration et de communication pour le promouvoir. Les clients n’ont ainsi pas toujours conscience des conseils qu'ils reçoivent ou de la valeur ajoutée que ces interventions leur apportent, ce qui rend difficile la formalisation d’une facture.
Les obligations légales et fiscales conduisent les entreprises à consulter des experts-comptables, ce qui donne l’impression que leurs services relèvent d'une assistance administrative et non d'une prestation de conseil indépendante. En se concentrant sur les obligations réglementaires, les experts-comptables sont vus comme des prestataires de conformité, ce qui tend à dévaloriser leur rôle de conseiller et rend la facturation de conseils spécifiques plus complexe.
La digitalisation croissante des tâches comptables entraîne la dévalorisation de certaines missions de base. De nombreux outils automatisés permettent aujourd'hui de réaliser des opérations autrefois dévolues aux cabinets d’expertise-comptable. Cela renforce une tendance où les services perçus comme standardisés perdent en valeur, rendant plus difficile pour les experts-comptables de facturer des services additionnels comme le conseil.
Face à ces freins, il existe plusieurs pistes pour permettre aux experts-comptables de facturer leurs conseils de manière plus systématique et de redonner de la valeur à leur expertise.
Pour que le client identifie mieux la prestation de conseil, il est essentiel de la structurer sous forme d’offres distinctes avec des livrables et des tarifs clairs. En présentant des forfaits de conseil pour des besoins spécifiques (gestion de trésorerie, optimisation fiscale, stratégie de croissance), les experts-comptables peuvent mieux positionner leurs conseils comme des prestations à forte valeur ajoutée.
Les cabinets comptables pourraient bénéficier de formations sur la gestion de la relation client et sur les techniques de vente, domaines moins naturels pour beaucoup de professionnels du chiffre. En adoptant des approches issues des cabinets de conseil en stratégie, les experts-comptables pourraient accroître leur capacité à valoriser leur savoir-faire mais aussi celui de leurs équipes.
En initiant des discussions sur les bénéfices potentiels d'une prestation de conseil payante, les experts-comptables peuvent sensibiliser leurs clients aux retours sur investissement possibles, par exemple, des économies fiscales ou des gains de rentabilité. Cette démarche éducative peut faire prendre conscience aux clients de l'importance de payer pour ces services.
La digitalisation des services comptables permet de libérer du temps pour se consacrer à des tâches de conseil. En exploitant les données des clients pour leur proposer des solutions adaptées et en automatisant les tâches à faible valeur ajoutée, les experts-comptables peuvent davantage orienter leur activité vers des conseils stratégiques, plus facilement monétisables.
Sur le plan psychologique, plusieurs mécanismes expliquent pourquoi les experts-comptables rencontrent des difficultés à facturer leurs conseils. Ces aspects relèvent de biais cognitifs, de croyances limitantes, de la dynamique de la relation client et de la perception de soi, qui influencent la façon dont les experts-comptables valorisent (ou sous-valorisent) leur propre expertise.
Les experts-comptables sont formés à une culture du chiffre, de la rigueur et de la conformité, où la valeur se mesure par des données concrètes et vérifiables. Or, le conseil, bien que précieux, est un service immatériel dont les résultats sont parfois difficiles à quantifier. Cette nature intangible rend le conseil moins "palpable" aux yeux des experts-comptables eux-mêmes, qui peuvent éprouver des difficultés à en percevoir et à en transmettre la valeur réelle aux clients. Lorsque le conseil est informel, il est inconsciemment perçu comme "gratuit" aussi bien par le client que par l'expert-comptable, alors qu’il s’agit bien d’une réelle prestation professionnelle.
Est visée ici la crainte que la facturation de conseils pousse certains clients à refuser l'offre ou à remettre en question la relation. Cette peur du rejet est particulièrement forte dans des relations de longue date, où la dimension personnelle du lien est importante. Cette crainte les amène à éviter la confrontation financière en offrant leurs conseils sans les facturer, préservant ainsi une relation harmonieuse, mais au détriment de la reconnaissance financière de leur expertise. Paradoxalement, cette situation crée une relation de dépendance où l’expert-comptable se positionne en soutien inconditionnel, sans compensation adéquate pour son travail.
Il s’agit du sentiment d’insuffisance malgré les qualifications et les compétences. Ce phénomène est courant dans les professions intellectuelles où la prestation de services repose sur le savoir et le conseil. Les experts-comptables, face à des problématiques complexes de conseil, peuvent douter de la légitimité de facturer ce travail de réflexion, surtout si les résultats de ces conseils ne sont pas immédiatement visibles pour le client. En se sous-évaluant, ils se privent de la capacité de valoriser justement leur expertise.
Les experts-comptables sont souvent perçus comme des soutiens fidèles et réactifs, ce qui crée une sorte de "disponibilité totale" dans la relation client. La pression de répondre constamment aux attentes des clients, notamment dans des périodes de forte activité comme celle de la clôture des comptes, la fameuse
période fiscale ou celles des déclarations (TVA, IRPP …), renforce cette image. Parfois, ils éprouvent une sorte de culpabilité à demander une rémunération pour des conseils qui, dans leur esprit, font partie de leur obligation d’accompagnement. Ce sentiment de
devoir crée une pression psychologique qui les freine dans leur légitimité à facturer ces interventions.
Les experts-comptables voient souvent leur métier comme une vocation d’assistance et de soutien. Cette conviction, bien que positive, peut devenir une croyance limitante : en percevant leur rôle avant tout comme celui de facilitateur ou de protecteur des intérêts de leurs clients, ils en viennent à croire que le conseil fait partie intégrante de cette mission de soutien et qu’il n'est pas éthique ou approprié de le facturer en supplément. Ce type de croyance, qui s’ancre dans des valeurs altruistes, freine alors la capacité à voir le conseil comme un produit à part entière.
Pour dépasser ces blocages psychologiques, il est utile que les experts-comptables entreprennent un travail sur la perception de leur rôle et de leur valeur ajoutée.
En prenant conscience de la rareté et de la spécificité de leurs compétences. En apprenant à mieux évaluer l’impact de leurs conseils sur les affaires de leurs clients, ils pourront progressivement dissiper les croyances qui les empêchent de se voir comme des prestataires de services très hautement qualifiés.
Et développer des compétences en communication commerciale pour exprimer clairement la valeur de leurs conseils. Apprendre à illustrer les bénéfices et le retour sur investissement de leurs recommandations pour avoir davantage de confiance pour les facturer.
Participer à des groupes de discussions ou des associations professionnelles peut aider à partager les expériences, à relativiser les doutes et à prendre confiance dans la légitimité de son expertise. Cela permet aussi de normaliser la facturation des conseils en observant les pratiques des confrères.
La transformation du métier d’expert-comptable en un rôle davantage axé sur le conseil est une évolution nécessaire face aux mutations économiques et technologiques. Pour réussir cette transition, les professionnels du chiffre doivent surmonter les freins historiques et culturels qui empêchent encore aujourd'hui une facturation de leurs prestations. En structurant leurs offres, en développant une approche proactive et en renforçant leur communication auprès des clients, ils peuvent redonner de la valeur à leur expertise et inscrire leurs travaux dans une dynamique plus durable. Enfin, surmonter les freins psychologiques nécessite une démarche de développement personnel et de changement de perception. Ce processus d’évolution vers une reconnaissance de soi contribue également à redéfinir leur rôle aux yeux des clients et à les positionner comme des conseillers stratégiques, légitimement rémunérés pour leur expertise. En valorisant la fonction de conseil, le métier d’expert-comptable sera ainsi pérennisé.
Marie-France Pedroni - Expert-Comptable et Commissaire aux Comptes
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